Apprendre le Français, c'est apprendre à penser. Surtout pour les Chinois de la République Populaire.

Publié le 24 Septembre 2012

Et surtout s'ils utilisent le même livre qu'une de mes élèves :

 

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Si l'on excepte le passage un peu osé sur une jupe égarée on ne sait comment, on voit bien que le contenu des livres chinois de langues étrangères n'est pas laissé au hasard. La France est le pays des Lumières, les philosophes français de cette époque sont connus jusqu'en Chine, alors quitte à apprendre le Français, autant apprendre à penser, et à penser bien : un bon drapeau, n'est-ce pas, c'est un drapeau ROUGE. Eventuellement on doit pouvoir tolérer jusqu'à cinq étoiles jaunes, une grande et quatre petites.

 

La photo ci-dessus montre ainsi la première page sur laquelle je suis tombé en feuiletant avec une désinvolture toute française le livre de cours d'une jeune Chinoise qui apprend la langue française. Les échanges linguistiques entre étudiants chinois et étrangers sont ici monnaie courante : beaucoup d'étrangers se cherchent un "ami" chinois avec qui s'entraîner à manier les tons et les caractères du Mandarin, en échange d'explications sur la grammaire anglaise ou la conjugaison française (phénomène pour lequel les Chinois, chez qui cette bizarrerie n'existe pas, on été obligés d'inventer un mot). C'est évidemment une façon très efficace et très pratique d'améliorer son niveau de Chinois, et de faire réellement connaissance avec ce pays et ses particularités. Comme par exemple l'endoctrinement des masses.

 

La demande en tuteurs de langue française est bien entendu très inférieure à celle en tuteurs de langue anglaise. Molière a moins de succès à l'international que Desperate Housewives. Et c'est dommage. Toujours est-il que mon cothurne, Toki, qui enseigne lui sa langue natale, le Japonais, à une jeune Chinoise professeur de Chinois en échange de tutorat dans la langue de Confucius, m'a mis en contact avec Eve, une autre jeune enseignante chinoise qui souhaite apprendre, elle, le Français.

 

281_harbin_beer-500x500.jpgEve vient de Harbin, une ville du nord de la Chine connue pour sa bière et ses température sibériennes en hiver (et qui se trouve, notons le, à la même latitude que Pyongyang). Comme beaucoup de Chinois lassés sans doute qu'on écorche ou qu'un oublie leurs prénoms, elle s'est choisi un nom occidental qui lui plaît. Mais je me demande où elle a bien pu le trouver. Elle est professeur et enseigne le Chinois a des étrangers, et elle a étudié le Français par elle-même, dans ce livre, jusqu'à attendre un niveau impressionnant pour qui n'a jamais eu la chance de battre le pavé de l'hexagone. Ce qui prouve d'ailleurs que la méthode est efficace, au moins pédaogiquement parlant. 

 

Piété filiale

 

Malheureusement pour Eve, sa mère ne souhaite pas qu'elle sorte de Chine. Et ici, la volonté parentale est plus forte que la loi. On ne transige pas avec le respect dû aux parents, valeur confucéenne par excellence. Majeure, curieuse, diplômée, anglophone et francophone, Eve rêverait de voyager à l'étranger. Pourtant sa mère s'y oppose catégoriquement. Pourquoi ? Mais c'est très simple : qui prendra soin de ses parents, si Eve, fille unique, décide de s'en aller ? Et pour éviter cela, le plus simple est encore de lui interdire de quitter le pays sous quelque prétexte que ce soit.

 

C'est ainsi qu'elle a dû renoncer à partir en Finlande pendant son master de langues étrangères : bien qu'ayant obtenu une place en échange à Helsinki, et malgré son droit parfaitement légal à partir, elle a dû se plier à la volonté maternelle. Tout juste a-t-elle obtenu le droit de venir s'établir à Shanghai (c'est en Chine aussi, certes, mais à 1700 km de Harbin). Comme beaucoup de parents Chinois, et contrairement sans doute à beaucoup de parents européens, ceux de Eve souhaitent non seulement que leur progéniture reste à proximité, mais même qu'elle vive carrément chez eux.

 

La Chine, objectivement, c'est mieux qu'ailleurs. Parce que c'est la Chine.

 

Alors que je méditais cette étonnante différence de mentalité familiale entre la France et la Chine, feuilletant machinalement ledit ouvrage, je tombais ensuite sur un passage qui allait donner à ma réflexion un tour décisif. Il eut été trop laborieux de photographier l'ensemble du texte, mais en voici les idées principales : Julie voyage en France et écrit une lettre à son amie restée en Chine pour lui raconter son voyage. Une sorte de Zadig, en fin de compte. Bien sûr, elle vante la beauté de Paris. Mais elle s'étonne surtout de remarquer que les jeunes Français portent des jeans délavés (et on ne peut que déplorer avec elle cette triste réalité) et écoutent de la musique anglophone.

 

En fin de compte, conclut-elle, même s'ils mangent effectivement des baguettes et des croissants, c'est fou ce qu'il ressemblent aux jeunes américains ! Un peu comme tous les étrangers d'ailleurs, y compris ces petits diables de japonais qui ont été jusqu'à se laisser envahir... Ils célèbrent même le nouvel an occidental au lieu du nouvel an asiatique ! Et Julie de trouver ça un peu dommage et de se féliciter que la jeunesse chinoise reste, elle, préservée de l'influence néfaste des Etats-Unis.

 

Mondialisation

 

Si l'on ne peut qu'abonder dans le sens de Julie pour ce qui est de son sentiment premier, je me dois cependant de corriger une inexactitude majeure de ce manuel : ici comme ailleurs (et peut-être même plus qu'ailleurs, puisque le champs a été laissé libre par une révolution culturelle qui est à la culture ce que le Roundup est à l'agriculture) la mondialisation est à l'oeuvre, à grande vitesse. Le seul espoir réside dans la quantité : si l'on mélange deux peintures de couleurs différentes, la couleur finale dépendra des quantités initiales.

 

Et en l'occurence, 1,3 milliards de litres de rouge (ou de jaune, je ne sais pas) mélangés avec quelques centaines de millions de bleu-blanc-rouge (pour les Etats-Unis, par pour la France), ça donne quand même du rouge. Ou du jaune. Il faut donc croire que le monde sortira plus Chinois (ne l'est-il pas déjà ? Où on été fabriqués vos vêtements, vos lunettes, votre téléphone portable ?) de la mondialisation.

 

Réalisme socialiste et divination


Par honnêteté intellectuelle, je dois quand même mentionner cette autre page du manuel, qui a elle aussi retenu mon attention :

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Cette description réaliste des conditions de travail difficiles d'une grande partie de la population ouvrière chinoise est dépourvue, elle, d'enrobage idéologique. Là où on aurait pu s'attendre à trouver un hymne à la répartition des tâches dans une société socialiste, comme dans certains manuels russes... ou français ! ce n'est que tristesse, tâches répétitives et insatisfaction.

 

Faut-il y voir un encouragement à la révolution (concept français, lui aussi) ou une critique implicite de ces anciens colons qui ont fait de la Chine l'atelier du monde (mais qui ne tarderont pas à devenir à leur tour ses vassaux) ? Vivement mon prochain cours particulier, que je puisse en apprendre davantage sur l'avenir du monde...

 

Un autre article sur le même sujet:

 

Apprendre une langue, c'est aprendre à penser différement

 

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Rédigé par FangShuo

Publié dans #Chine, #Langues

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F
Après vérification (honnêteté intellectuelle oblige) il s'agit bien d'une description des conditions de travail en Chine, description qui prouve une certaine lucidité des auteurs. A moins qu'il ne<br /> faille y voir une dénonciation des effets pervers du capitalisme et un appel à la révolution ?
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D
Passionnant et surprenant! Mais sans vouloir faire du mauvais esprit sur l'idéologie chinoise, la dernière page de manuel est-elle censée décrire la situation du travail en Chine ou en France?
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F
Merci, c'est corrigé.
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A
Dans la première phrase du 3e paragraphe tu t'es trompé de mot : "La demande en tuteurs de langue française est bien entendu très inférieure à celle en tuteurs de langue française."<br /> On avait compris mais je te le signale ;-)<br /> Très intéressant en tous cas!
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A
Je trouve cet article d'une rare pertinence, et j'attends moi aussi le prochain cours particulier avec impatience.
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