Mon copain nord-coréen (3): Bonne nouvelle, ils ont de l'humour.

Publié le 1 Avril 2013

 

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Ce matin du premier jour d'avril, lundi chômé de Pâques en France mais jour ordinaire ici en Chine, K, citoyen de la République Populaire Démocratique de Corée (également appelée "Corée du Nord") faut-il le rappeler, toujours curieux des us occidentaux, avait préparé une plaisanterie à mon intention.


201303-7086.JPGQuant à moi, plus soucieux comme il se doit en début d'année liturgique de la propagation la Bonne Nouvelle, me remettant par ailleurs d'une rupture de jeûne au Riesling sous l'œil des dragons et phénix dorés du somptueux Peace Hôtel (Londres, sans doute a subi leur inquiétant scrutin lui aussi), et de la nuit agitée qui a forcément suivi (les anguilles étaient trop fraîches et ont continué de remuer toute la nuit), je n'avais guère ce matin la tête à la plaisanterie. Qui plus est, je ne voulais surtout pas entendre parler de poisson.

 


Dans un geste très chrétien, donc, lors de la pause de neuf heure, entre deux sessions du cours de 精读, lecture intensive, j'allais donc trouver K pour lui remettre la copie des mes leçons de dialecte Shanghaien. Qui sait si la question ardue de la résurection de la chair ne serait pas, après tout, plus limpide dans ce dialecte ci.


Pour tout dire, et par parenthèse, j'ai en effet commis ce qui en France serait une infraction, mais qui ici est plus que toléré : organisé ! À sa demande, et comme tant d'autres, je me suis rendu dans une des petites boutiques d'impression et copie de notre campus, leur ai confié le manuel flambant neuf payé de ma propre poche (soixante dix yuans, un peu plus de huit euros), et ai commandé une copie. Pour un demi euro j'ai ainsi obtenu pour K la possibilité d'étudier les cinq premières leçons (sur quinze) sans se ruiner. C'est mal, et c'est bien en même temps.


"Si je m'inscris dans ce cours optionnel, m'avait confié K, je devrai passerl'examen. Si je passe l'examen il faut que mes notes soient excellentes, 201303-6810.jpgcar elles apparaîtront sur le bulletin envoyé à mon université, à Pyongyang." Unregard lourd de sens avait rendu inutile la suite de la démonstration. Boursier du gouvernement de Corée du Nord, jouissant d'un rare privilège en venant étudier à l'étranger dans un pays "libre", K ne saurait ternir la réputation de son pays, ni non plus gaspiller les deniers publics. Allez donc argumenter avec le directeur de la scolarité de l'université de Pyongyang que vous avez pris ce cours “pour le plaisir", et ne vous êtes par conséquent pas astreint à une discipline de fer.


"Bref, je préfère donc étudier par moi-même, avait conclu K. Crois-tu que tu pourrais me prêter ce livre de cours afin que je le copie ? " Ce que j'avais immédiatement accepté, endossant même la responsabilité du forfait. Mais trêve de folklore, venons au fait !

 

 


Alors que je tends avec un sourire, ce lundi matin, les copies déjà coupables vers mon ami K, voici que celui-ci ne se déride pas, semble hésiter, les saisit, puis baisse le regard vers sa table et me dit dans un Mandarin parfait :

 

 

"方烁,好像我从来不会用这本书"

 


C'est-à-dire : "fanshua (c'est mon nom, ou presque), je crois que je n'aurai jamais l'occasion d'utiliser ce livre". 

 

Etonné tant de la mine contrite sur ce visage qui devrait pourtant rayonner de gratitude (ne me l'a-t-il pas demandé lui même, avec une discrète insistance, cette copie, lui qui habituellement ne demande rien) que de la réponse, et craignant quelque impair, je le presse de m'expliquer : "为什么呢,Mais pourquoi donc?"

 

 


"Fanshua. N'as-tu pas vu les journaux ? Demain je pars, je retourne dans mon pays : c'est la guerre".


Ainsi, alors que gloutonnais avec insouciance hier soir dans un établissement chic du Paris de l'Orient, l'irréparable avait été commis. Hissée à un faîte sans cesse rehaussé depuis plusieurs semaines sous les regards inquiets du monde entier, la tension mortelle entre les deux Corée semblait enfin devoir se résoudre : la guerre allait éclater, ce n'était qu'une question d'heure puisqu'on battait le rappel des troupes.


Et K, mon ami, ce jeune homme que je connais depuis maintenant presque une demi-année, avec qui nous partageons discussions, pudeur prudente sur les sujets sensibles, cafés (trois à ce jour), et pédalage à contre vent vers notre dormitory dans la foule bicyclée à la sortie des cours, K s'apprête à rentrer chez lui pour se battre. Quitter cette vie du jour au lendemain, partir, endosser un uniforme, tuer des gens, être tué.


" Quand pars-tu ?"
- Demain matin, me répond-il. Ce cours, je crois bien que c'est mon denier cours ici".


Je ne sais que dire, et la classe va reprendre. J'ai bien suivi dans les journaux "l'escalade des tensions", comme on l'appelle de manière convenue et théorique. Et j'ai lu, en effet, que le suprême leader avait réaffirmé hier l'état de Capture-d-ecran-2013-04-01-a-23.33.48.pngguerre vis-à-vis de la Corée du Sud. Comme tout le monde j'étais habitué à la rhétorique enflammée, inflammable même, délirante, de la dynaste Kim, et je n'y voyais rien d'autre qu'une provocation supplémentaire, une technique bruyante de négociation digne d'un enfant gâté.

 

Mais le concret nous a rattrapé : soudain je suis assailli d'images de romans lus à l'adolescence, de livres d'histoire du lycée : mobilisation générale, gares pleines de soldats, champs de bataille. Comme tout cela semble loin, démodé, dépassé. Et c'est pourtant ce qui arrive aux coréens du nord, enfermés dans ce régime démentiel et lui aussi en dehors du monde et du temps.

 

"Parlons-nous à la pause", lui dis-je, sans voix. Il a l'air effondré. Il ne feuillette plus le livre, il a baissé la tête et semble retenir son émotion.

 


Je me rassied à quelques tables de là, la sonnerie retentit, le cours reprend, je me concentre avec peine et songe sans cesse à ce départ précipité.

 


Comme la vie est courte me dis-je, comme nous nous berçons d'illusions en croyant que nous avons le temps, que nous pouvons toujours remettre à demain. Quel gâchis de n'avoir pas davantage profité de la présence de K qui disparaîtra demain, et que je ne reverrai sans doute jamais. Que lui ai-je apporté, finalement, au cours de ces quelques mois ? Oh, non pas que je m'estime d'une valeur particulière, certes non. Mais parler avec quelqu'un d'ordinaire, quelqu'un du monde normal, quel qu'il soit, voilà déjà une expérience extraordinaire pour K. Et je le dis sans mépris ni raillerie. Au cours de ces quelques mois j'ai appris à connaître sa curiosité timide, son intérêt pour notre monde, derrière les questions anodines, et par dessus les palissades dont on a bordé son imagination.

 

Que lui ai-je apporté, donc ? N'ai-je pas bêtement laissé filer cette chance, par une nonchalance propre aux citoyens-consommateurs repus que nous sommes, insouciants dans ce monde de l'abondance générale, où tout est accessible, facile, sous garantie. N'avais-je pas le devoir de lui dire sincèrement ce que je crois et ce que je sais de son pays ? De lui donner une chance de sortir de tout cela.

 

 

Nous avons parlé de sujet futiles. Nous avons plaisanté, échangé nos vues sur le chinois, sur les femmes, l'amour et le mariage, nous nous sommes plaints des cours qui commencent à huit heure et du froid humide de l'hiver shanghaien. mais je n'ai pas encore réussi à aborder l'urgence. Je voulais un jour lui écrire une lettre, poser toutes ces questions que nous n'osons pas prononcer mais qui sont là, suspendues entre nous, omniprésentes. Et maintenant l'occasion est manquée.


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K, ce matin, stoïque pendant le cours de lecture intensive



À tout hasard j'écris sur une page de mon cahier mon adresse en France, une adresse stable à Shanghai, mon email et mon numéro de téléphone. Mais sans illusion sur sa capacité à les utiliser. Et qui sait si après quelques mois de juchéisation il ne les jettera pas de lui-même, prévenu de nouveau contre les dangers et la fourberie de l'étranger.

 


J'attends la fin du cours et suis ému à la pensée de perdre cet ami dont j'ai sottement ris ici même, quelques fois, et dont la vie prend soudain un tour bêtement tragique. J'en oublie presque les conséquences pour le reste du monde, aussi. Eh oui, ne tiens-je pas là un scoop immense ? Si la Corée du Nord rappelle ses ressortissants, et jusqu'aux moindres étudiants en échange en RPC, est-ce par simple bluf ? Pour intoxiquer les chancelleries ? Cela me semble peu probable : qui donc ira remarquer ces mouvements infimes ? Ici je suis le seul à parler avec K. Et les étudiants de RPDK ne sont pas légion. Tiendrai-je entre mes mains (bientôt moites) un indice du commencement imminent de la troisième guerre mondiale ?

 

 

Si l'on en vient à l'affrontement militaire, peu probable certes (mais qui sait à quoi peut mener une nuit brumeuse en mer de Corée ?) mais de plus en plus envisageable dans une région fortement militarisée, le cocktail double Corée, États-Unis et Chine, et autodéfense Japonaise pour couronner le tout promet de beaux développements pour les journaux du monde entier (en tout cas ceux qui disposent de bureau anti-atomique). 

 

 


À la pause, comme convenu nous nous retrouvons. Je lui demande l'heure de son départ, demain. Il me retourne la question, cette fois-ci avec un grand sourire : "fanshu, quel jour sommes nous aujourd'hui ?"

 

Je ne comprends pas. Je ne comprends décidément pas grand chose aujourd'hui, les connections m'échappent. Nous sommes le 30 mars, euh, non, attend: 四月一日, mois quatre, jour un. Oui, c'est cela: mois quatre jour un. Le premier avril quoi.

 

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Si vous attrapé le train en route, notez qu'il existe un épisode deux, et même un premier épisode, qui comme le pape François n'est pas numéroté.

Rédigé par FangShuo

Publié dans #Chine, #Impressions Shanghaiennes, #Corée du Nord, #Copain coréen

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Commenter cet article
L
"Au cours de ces quelques mois j'ai appris à connaître sa curiosité timide, son intérêt pour notre monde, derrière les questions anodines, et par dessus les palissades dont on a bordé son<br /> imagination."<br /> elle est splendide cette phrase mon franz
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F
<br /> <br /> Merci infiniment ma chère Laeti, voici le genre de commentaire que j'aime lire! Sur ton compte aux Caymans le virement ?<br /> <br /> <br /> <br />
J
histoire bien amenée, on y croirait ! et le développement des pensées qui viennent devant ce qu 'on croit être un de ces moments clés de la vie, et qu 'on pense qu 'on pas su communiquer, aimer<br /> suffisamment... c 'est très bien ! et félicitations à ton pote K !<br /> hier en emmenant Cé à la gare j' ai pu lui en faire un. L 'air de rien en conduisant je lui dis " j 'ai oublié de te dire, quand j' ai tél à Hélène, elle m' a dit qu' on s 'est aperçu au dernier<br /> examen qu 'elle attend des jumeaux ". L 'espace de deux secondes elle m' a cru !<br /> ( Moins catastrophiques que la 3 guerre mondiale, des jumeaux sont quand même une sorte de tsunami quand ils arrivent à l ''improviste). J 'ai failli te la faire aussi...QML
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A
La tradition des farces du premier avril est donc connue jusqu'en Corée?!
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G
Tu ne caches plus son visage, finalement ?
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